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EDF, le « off » d'une succession


(24 septembre 2004)

Elle soignait l'image de Pierre Gadonneix, nouveau patron d'EDF. Lui, celle de François Roussely, président sortant. Dans la guerre de succession à la tête de l'entreprise, Anne Méaux et Stéphane Fouks ont tous deux joué de leur réseau d'influence.

Par Grégoire BISEAU, pour Libération

Un vrai combat de l'ombre. Derrière le feuilleton de la succession de François Roussely à la tête d'Electricité de France (EDF), le capitalisme français s'est offert une guerre de réseaux dont il a le secret. Aux manettes, deux des communicants les plus en vue du Paris médiatico-politique. Anne Méaux, 50 ans, contre Stéphane Fouks, 44 ans. La première conseille Pierre Gadonneix, ex-patron de Gaz de France (GDF). Le second, François Roussely. Elle a gagné. Il a perdu. Elle est de droite et blond platine. Lui, de gauche et brun légèrement frisotté. Avec les journalistes, ils ont le même tutoiement de la fausse complicité. Avec l'éternelle mise en garde de départ : «Je veux bien te dire tout ce que je sais, mais la condition est que je n'apparaisse pas dans le papier.» Se méfier : ces deux-là peuvent être méchants. «Surtout la Méaux», assure un responsable de communication d'un grand groupe. Il arrive souvent à la patronne d'Image 7 d'appeler un directeur de rédaction pour décrédibiliser un journaliste qui s'apprête à sortir des informations désagréables sur ses clients. «Stéphane Fouks est plus tortueux», affirme un pro de la communication. Ce fana de football aime le billard à trois bandes et se cacher derrière le off.

Passé par le cabinet de Michel Rocard à l'Agriculture en 1984, Stéphane Fouks, ancien élève de Sciences Po (il en est sorti sans diplôme), a construit ses réseaux politiques à gauche, dans le sillage de son mentor, Jacques Séguéla. Pendant dix-huit ans, il a gravi les marches de l'agence de publicité Euro RSCG, jusqu'à devenir le patron de la filiale française. En bon marmiton de la com, Fouks a toujours eu deux casseroles au feu : des hommes politiques de gauche (il a participé à la communication de la campagne de Lionel Jospin) et des hommes d'affaires de droite (Serge Tchuruk d'Alcatel, Noël Forgeard d'Airbus, Michel Pébereau de BNP Paribas...). Ne lui demandez pas s'il y a là une contradiction, il ne comprendrait pas la question. Au moins, avec François Roussely, ancien directeur de cabinet de Pierre Joxe et d'Alain Richard, il retrouve une unité de façade.

C'est Roussely qui le fait venir à l'été 2001. EDF vient de lancer une OPA hostile sur l'italien Montedison, soulevant une tempête diplomatico-médiatique entre la France et l'Italie. Un samedi matin, Fouks débarque dans la war room d'EDF ­ une pièce aménagée en cellule de crise. Un ancien se souvient : «On se serait cru dans Ghostbusters. Il arrive avec une dizaine de collaborateurs armés de portables, en expliquant à tout le monde qu'il allait arranger tout cela.» Il n'arrangera pas grand-chose, mais il s'installe chez EDF. Et, progressivement, prend ses aises. Il obtient le budget de publicité institutionnelle d'EDF, recommande la création de sites web, des missions de communication interne. Six mois plus tard, le directeur de la communication de l'entreprise est viré sans explication. Aujourd'hui, le budget de publicité d'EDF, géré par Euro RSCG, pèse 18 millions d'euros. Fouks sait que la reconduction de Roussely ne sera pas facile. Il rame à contre-courant, d'autant que Raffarin semble décidé à faire de la nomination du patron d'EDF une affaire personnelle.

La boutique d'Anne Méaux est un petit hôtel particulier parisien du XVIe arrondissement. Un vrai chic bourgeois. Elle est ici chez elle. Son chien, Ulysse, y tient souvent salon. Ses vingt-cinq consultantes (seuls trois hommes y travaillent), des trentenaires bizarrement clonées sur le modèle de la patronne, l'appellent Anne. On la tutoie ou la vouvoie, c'est selon. Mais la décontraction s'arrête aux questions d'argent : «Anne» refuse de communiquer à ses salariés le chiffre d'affaires d'Image 7 et les bénéfices. Elle n'a ni numéro 2 ni direction générale. Pas de plaquette ou de site Internet. Son carnet d'adresses est sa vitrine.

La ligne directe de Raffarin

Venue d'un mouvement d'extrême droite, le Parti des forces nouvelles (PFN), Méaux, passée ensuite par les cabinets de Valéry Giscard d'Estaing et d'Alain Madelin, a construit sa petite entreprise, en 1988, sur les cendres d'une droite décimée. Cultivant ses amitiés libérales, elle devient la confidente et la conseillère de François Pinault, d'Henri Proglio, le patron de Veolia, et de Jean-Charles Naouri, de Casino. Avec la nomination-surprise de Jean-Pierre Raffarin au poste de Premier ministre, Matignon devient vite sa deuxième maison. La femme de Michel Boyon, le directeur de cabinet de Raffarin, travaille chez elle. La chef du service de presse de Matignon vient d'Image 7 et le remplaçant de Dominique Ambiel, l'ex-conseiller en com de Raffarin, François Bonnemain, est débauché de ses équipes. Elle a la ligne directe de Raffarin. Et le fait savoir. «Quand je le vois, j'ai tendance à lui dire des choses désagréables», prétend-elle. Dans une économie de marché, cette familiarité vaut de l'or. D'autant plus quand on est patron d'entreprise publique et que l'on veut soigner la relation avec son actionnaire.

Il y a trois ans, donc, Pierre Gadonneix, aux affinités clairement à droite, vient voir Anne Méaux pour lui confier une ambition trop grosse pour ses petits réseaux. «Et pourquoi je ne prendrais pas la tête d'EDF ?» Anne Méaux le sort, le fait déjeuner avec quelques huiles médiatiques parisiennes, l'invite chez elle à ses dîners mondains. Pour lui donner un peu d'épaisseur médiatique. Au cas où. Mais «Gado» se dégonfle. A 61 ans, alors que son mandat se termine le même jour que celui de Roussely, le patron de GDF décide de ne pas mener campagne. Il fait passer le message suivant : «Si on me propose EDF, je ne dirai pas non, mais je ne suis pas candidat.» Anne Méaux n'a plus qu'à consolider auprès de Matignon son statut d'outsider. Elle raconte que Jean-Pierre Raffarin lui demande début juillet si, «en son âme et conscience», son poulain ferait un bon patron d'EDF. «En mon âme et conscience, oui...», répond-elle.

Mais Raffarin a un autre plan. Il souhaite parachuter Francis Mer, son ancien ministre de l'Economie, associé à Jean-François Cirelli, son directeur adjoint de cabinet, à la tête d'EDF. Roussely n'a jamais été en odeur de sainteté à Matignon. Il a aggravé son cas en refusant à Cirelli, un protégé de Jacques Chirac, le poste de directeur général d'EDF. D'où le projet d'un ticket Mer-Cirelli. Et pour imposer Mer et son grand âge (65 ans), Raffarin fait, in extremis, passer un amendement à son projet de loi sur le changement de statut d'EDF et de GDF, dans le but de supprimer l'âge limite des présidents d'entreprises publiques. La manoeuvre fera doublement long feu. D'abord, le couple Sarkozy-Devedjian, hostile à la candidature Mer et en guerre politique contre Raffarin, fait fuiter la manip dans la presse. Puis, quatre semaines plus tard, le Conseil constitutionnel rejette l'amendement de Matignon et flingue définitivement la candidature Mer. Le 6 août, le jour de la décision, Stéphane Fouks est en conférence téléphonique avec la direction générale d'EDF. La consigne est claire : «Ne surtout pas parler à la presse, avoir la victoire modeste.» L'espoir renaît.

En coulisse, les amis patrons de Roussely battent campagne. En tête : Henri Proglio. «Anne, il faut aider François», exhorte le boss de Veolia. En plein conflit d'intérêts, la patronne d'Image 7 décline : Gado est son client, Roussely n'a pas besoin d'elle. Le feuilleton rebondit fin août. De retour de vacances, Fouks est convaincu qu'il existe une petite fenêtre de tir pour une reconduction de Roussely. Reste à en convaincre la presse. Il bricole sa boîte à argumentaires. Un : rien n'est fait, car Matignon n'est pas seul à décider. Deux : Roussely a le soutien de Bercy et surtout de l'Elysée, Chirac entretenant depuis longtemps d'excellentes relations avec le boss d'EDF. Trois : alors que la Chine s'apprête à lancer un appel d'offres pour la construction de centrales nucléaires, le seul interlocuteur crédible pour les autorités chinoises serait Roussely.

«C'est toi qui es derrière toute cette campagne ?»

Pour porter la bonne parole, Fouks agite ses réseaux personnels. Il passe plusieurs coups de fil à son ami d'enfance Alain Bauer, ancien grand maître du Grand Orient. «Juste pour échanger sur la situation», explique aujourd'hui Fouks. «Le réseau franc-maçon n'a jamais été aussi mobilisé que pour cette bataille», corrige une source gouvernementale. Fouks mouille aussi sa chemise. Il appelle le Monde, puis Libération. Pour, chaque fois, vendre son idée maîtresse : Roussely a le soutien de Chirac. La preuve ? C'est le patron d'EDF qui prépare les dossiers énergétiques de la visite officielle du Président en Chine, prévue fin octobre. Au journaliste de Libération qui lui assure que l'Elysée n'a jamais voulu confirmer officiellement ce soutien, Fouks assure que le cabinet de l'Elysée est, en réalité, divisé sur la question. D'où son silence. Difficile de vérifier une telle assertion.

Mais le poisson mord. Le 26 août, le Monde écrit : «Le président du groupe public aurait le soutien de l'Elysée.» Quelques jours plus tard, le Figaro titre : «En Chine, Roussely prépare le terrain pour Chirac». Mais aucun de ces articles ne cite directement de sources élyséennes. Or, selon nos informations, l'Elysée n'a jamais directement appuyé une candidature Roussely. «Depuis le départ, le Président avait décidé que Matignon était pilote sur cette affaire et qu'il s'en remettrait aux propositions du Premier ministre», assure une source élyséenne. Fouks en aurait-il fait trop ?

Le 1er septembre, le portrait en grand format de François Roussely dans le Monde en remet une couche. A Matignon, on suspecte Roussely et son compère Fouks de vouloir passer en force. En déplacement en Chine avec François Roussely, le directeur de la communication d'EDF, Philippe Mechet, est furieux : il comprend que la publication de ce portrait va se retourner contre son patron.

Devant l'activisme du camp Roussely, les pro-Gadonneix s'affolent. Depuis que Boyon, le directeur de cabinet de Raffarin, lui a annoncé au téléphone qu'il était favori, le patron de GDF ne veut plus laisser passer sa chance. Faut-il avancer la publication de ses résultats semestriels ? Sortir du bois et accepter une interview matinale sur une grande radio ? Anne Méaux recommande de temporiser, mais de répliquer. Elle décroche son téléphone pour appeler Fouks. «On me dit que c'est toi qui es derrière toute cette campagne, c'est vrai ?» Fouks ne se démonte pas : «Je ne suis pas suffisamment con pour avoir pensé une campagne aussi conne.» Le patron d'Euro RSCG sait que la bataille est perdue. Reste à soigner la sortie de Roussely. Son entourage fait alors fuiter dans la presse que les résultats semestriels d'EDF dépasseront le milliard d'euros de profit. «On ne laissera pas écrire que le bilan de Roussely a été mauvais», dit Fouks. Cela ne changera pas la fin d'un film où la politique n'a jamais perdu ses droits.

Anne Méaux peut dire merci à Raffarin. Avec Gadonneix à EDF et son copain Jean-François Cirelli nommé à la tête de Gaz de France, la voilà incontournable. Pour Fouks, le bilan est financièrement très mauvais. Il perd EDF et sûrement le budget publicité de 18 millions d'euros. «Au moins, pendant cette bataille, on a gagné des amis, comme Henri Proglio», assure un proche d'Euro RSCG. Certes un ami, mais toujours client d'Image 7.

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