Margaret Maruani, [Travail et emploi des femmes]
(réunion du mardi 11 mars 2003)
Audition de Mme Margaret Maruani, sociologue, directrice de recherche au CNRS
Assemblée nationale [française], Délégation aux droits des femmes et à l’égalité entre les hommes et les femmes, extrait du rapport d’activité
Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente : Merci, Madame, d’avoir accepté notre invitation. Je dois dire que vous m’accompagnez depuis un certain nombre de jours, puisque je suis en train de lire votre dernier livre, Travail et emplois de femmes, que je trouve tout à fait passionnant et qui est une mine de renseignements sur le travail des femmes et l’évolution de la société féminine.
Autant il me semble, sans vouloir la minimiser, que la parité en politique est symbolique, autant il m’apparaît essentiel de mettre l’accent sur l’égalité professionnelle, dans la mesure où ce problème concerne la majorité des Françaises.
Vous êtes directrice de recherche au CNRS, rattachée au laboratoire cultures et sociétés urbaines. En 1995, vous avez fondé le groupement de recherche, marché du travail et genre, - MAGE - et vous dirigez la revue de ce groupement intitulée : Travail, femmes et sociétés.
Dans votre dernier ouvrage, vous analysez l’évolution du travail et de l’emploi féminin au cours du XXème siècle, notamment sa tertiarisation, et je souhaiterais, puisqu’un colloque sur les femmes en Lorraine doit se tenir le 13 mars prochain, à Metz, que vous nous aidiez à définir précisément ce qu’est le secteur tertiaire pour lequel tant de femmes travaillent.
Au-delà de ce point de détail, j’aimerais que vous puissiez nous donner votre point de vue sur l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes. C’est un sujet auquel s’intéressent les syndicats, les politiques, mais également des chercheurs qui, comme vous, conjuguent une vision du terrain et de la sociologie. C’est là un atout fondamental pour le législateur, même si je reste convaincue que des lois existent, que nous avons des outils, et que notre tâche, aujourd’hui, est de les faire appliquer pour une avancée intelligente des hommes et des femmes au sein de l’entreprise.
Mme Margaret Maruani : Puisque vous avez commencé par parler de parité, je voudrais dire avec beaucoup de fermeté, et ce sera un peu l’ossature de mon propos, que la parité, ce n’est pas l’égalité. Cette distinction est particulièrement importante dans le monde du travail. Pourquoi ? Parce que la féminisation du salariat est une donnée essentielle de la fin du XXème siècle : en l’espace de quarante ans, les femmes représentent près de la moitié du monde du travail, puisque leur pourcentage y est passé de 34 % au début des années soixante à 46 % aujourd’hui.
Elles forment, en Europe, 43 % de la population active ce qui prouve que la France se situe au-dessus de la moyenne européenne, devancée seulement par les pays scandinaves.
De ce point de vue, nous pouvons dire que nous ne vivons plus dans le même monde que dans les années soixante, la féminisation de la population active ayant transformé la société tout entière et, en premier lieu, le statut des femmes.
L’évolution de la position des femmes sur le marché du travail ne se ressent pas uniquement au niveau de leur vie professionnelle : elle constitue un fil rouge pour lire la place des femmes dans la société.
Cette croissance spectaculaire de l’activité féminine, qui remonte au début des années soixante, correspond à une lame de fond que nul n’avait prévue à l’époque et que rien n’a arrêtée depuis : ni la pénurie d’emplois, ni la baisse de la croissance, ni l’apparition d’un chômage massif et structurel.
En conséquence, dans le domaine économique, si la parité existe, elle ne rime pas avec égalité et c’est là, à mon sens, un problème qui est loin d’être résolu. La féminisation du salariat n’a pas débouché sur une régression véritable des disparités, des inégalités entre emplois masculins et féminins, sans doute parce qu’elle n’a pas été accompagnée d’une politique d’égalité véritablement offensive.
De mon point de vue, tout se passe en effet comme si, pendant des années, on avait cru à une espèce de pente naturelle vers le progrès, laissant à penser que les choses allaient s’arranger, que les inégalités liées au sexe allaient se diluer dans la modernité. Or, rien de tel ne s’est produit et il y a peu de domaines où une mutation sociale d’une telle ampleur s’est faite sur un fond d’inégalités aussi coriaces et rebelles.
De ce fait même, aucun constat simple n’est possible.
Il y a plus de femmes actives, plus de femmes salariées, plus de femmes instruites, mais il y a aussi plus de chômeuses, plus de salariées précaires, plus de femmes en sous-emploi. Les comportements d’activité masculins et féminins se rapprochent, mais les inégalités professionnelles et familiales s’incrustent.
Partant de là, on peut proposer deux lectures des choses : on peut dire avec raison que tout a changé et que rien n’est plus comme hier ; on peut dire avec tout autant de raison que rien n’a bougé.
Je ne revendiquerai aucune de ces lectures, ou plus exactement, je souscrirai aux deux, en voyant précisément et point par point les domaines où la situation a évolué, stagné ou régressé.
Premièrement, concernant la féminisation du monde du travail, il faut dire et redire que la présence des femmes sur le marché du travail n’est pas nouvelle. En 1968, Evelyne Sullerot soulignait déjà que les femmes ont toujours travaillé. Ce sont les modalités de travail qui ont changé.
À partir des années soixante, nous avons assisté à une croissance continue, soutenue, du nombre de femmes actives et, au-delà du saut quantitatif, c’est du rééquilibrage de la part des sexes sur le marché du travail qu’il s’agit.
Ainsi, au début des années soixante, on dénombrait sur le marché du travail 12,6 millions d’hommes et 6,7 millions de femmes : une différence du simple au double séparait les hommes et les femmes. Aujourd’hui, la différence est minime puisque, en 2002, pour 14 millions d’hommes, le nombre des femmes actives est passé à 12 millions. En l’espace de quarante ans, le nombre des hommes sur le marché du travail a augmenté d’un peu plus d’un million tandis que celui des femmes a progressé de 5,5 millions.
Depuis quatre décennies, tout le renouvellement des forces de travail dans ce pays s’est fait par la croissance de l’activité féminine. Il est important de dire que les femmes sont devenues l’élément actif du marché du travail et ce phénomène se vérifie partout en Europe puisque, dans les années soixante, les femmes représentaient 30 % de la population active européenne alors qu’elles en représentent aujourd’hui 43 %.
Cette évolution est sous-tendue par deux facteurs majeurs : la salarisation de la main-d’œuvre féminine et la continuité des trajectoires professionnelles des femmes. Aujourd’hui, et c’est vrai depuis 1975, les femmes sont proportionnellement plus souvent salariées que les hommes et elles ont poussé le mouvement de salarisation du monde du travail.
Du point de vue de la continuité des trajectoires professionnelles, qui renvoie aux comportements d’activité des femmes, les choses ont radicalement changé : dans les années soixante, la majorité des femmes, lorsqu’elles avaient des enfants, s’arrêtaient de travailler. Le taux d’activité des femmes entre 25 ans et 49 ans était, à l’époque, de 40 %, alors qu’il est aujourd’hui de 80 %. Cela signifie que la majorité des femmes de ce pays ne s’arrêtent plus de travailler à la naissance de leurs enfants. Je précise que cela n’est pas vrai pour bon nombre de pays qui nous entourent, dont l’Allemagne, le Royaume-Uni et les Pays-Bas.
C’est là une transformation radicale du rapport à l’emploi des femmes comme du rapport des femmes à l’agencement des projets professionnels et familiaux : les femmes sont passées de la discontinuité du travail au cumul, étant précisé qu’en la matière, la géographie européenne diffère beaucoup selon les pays et pas obligatoirement en fonction d’un axe nord-sud.
De ce premier point, il convient donc de retenir que, d’une façon très certaine, partout en Europe, mais de façon très accentuée en France, c’est dans la tranche des 25-49 ans que l’activité féminine a véritablement explosé et que ce sont les mères de famille qui ont assuré l’essentiel de la croissance de la population active.
Deuxièmement, l’évolution concerne également les places des hommes et des femmes dans le système de formation. Elle se traduit par une percée des scolarités féminines. Je crois qu’il est justifié de parler de « rupture », dans la mesure où le niveau scolaire et universitaire des femmes est, aujourd’hui, en France, supérieur à celui des hommes.
Sur ce sujet, je me permets de vous renvoyer aux travaux de Christian Baudelot, Roger Establet et Marie Duru-Bellat qui, en 1990, ont fait apparaître, par leurs ouvrages Allez les filles et l’Ecole des filles, ce phénomène de la réussite des filles.
C’est en 1970, que les filles ont rattrapé les garçons avant de les dépasser, en termes de réussite au baccalauréat, et en 1975 qu’elles ont fait de même, en termes de diplômes universitaires. Il aura fallu vingt ans pour que l’on prenne conscience de ce phénomène et, si la société commence à s’en rendre compte, le marché du travail, lui, l’ignore toujours, puisque le diplôme de ces filles qui se sont très bien sorties de la compétition scolaire n’a pas la même valeur sur le marché du travail que celui des garçons.
De récents travaux de l’INSEE le confirment : pour les titulaires du baccalauréat, après dix ans d’expérience, les chances d’occuper un emploi de cadre sont de 17 % pour les hommes, contre 8 % pour les femmes, pour les titulaires d’un diplôme de deuxième ou troisième cycle universitaire, ces chances sont de 76 % pour les hommes contre 57 % pour les femmes.
Je pourrais continuer en m’appuyant sur d’autres études, car cette différence de valeur du diplôme est un phénomène que l’on mesure parfaitement.
Les arguments qui, il y a quelques années, pouvaient sinon légitimer, du moins excuser les inégalités professionnelles, aujourd’hui, sont tombés. Il y a trente ou quarante ans, on pouvait faire valoir que les femmes n’avaient pas la même trajectoire professionnelle que les hommes dans la mesure où elles arrêtaient de travailler lorsqu’elles avaient des enfants : ce n’est plus vrai aujourd’hui. On pouvait mettre en avant les inégalités de formations : ce n’est plus vrai aujourd’hui, puisqu’en termes de niveau, les filles dépassent les garçons. Les deux principaux arguments qui pouvaient expliquer les inégalités professionnelles sont devenus obsolètes.
Il n’en reste pas moins que les femmes sont plus mal payées, qu’elles ont des carrières professionnelles différentes et connaissent un surchômage et un sous-emploi patent, étant précisé que la ségrégation des emplois demeure prégnante.
Il est très frappant de voir à quel point la mixité, qui est désormais implantée à l’école, n’a toujours pas touché le monde du travail. La féminisation du monde du travail ne s’est, en effet, pas traduite par une réelle mixité professionnelle et les emplois féminins restent concentrés sur un petit nombre de secteurs traditionnellement réservés aux femmes. On aurait pu imaginer qu’avec l’irruption de plus de 5 millions de femmes sur le marché du travail, les femmes allaient se disperser sur un certain nombre de secteurs, mais cela ne s’est pas produit et la situation, loin de s’améliorer, s’est même aggravée en France. On constate, en effet, que les six catégories socioprofessionnelles les plus féminisées qui rassemblaient 52 % des femmes, au milieu des années quatre-vingts, en rassemblaient 60 %, en 2002.
Par conséquent, la concentration des emplois féminins n’a fait que s’accentuer, notamment dans ces six catégories professionnelles qui sont les employés de la fonction publique, les employés des entreprises, les employés du commerce, les personnels de service aux particuliers, les instituteurs, et les professions intermédiaires de la santé : elles regroupent à elles seules 6,2 millions de femmes actives.
Sur ce point, non seulement les choses n’avancent pas, mais elles régressent. Il faut bien noter, cependant, que les évolutions sont contrastées.
Troisièmement, la progression de l’activité et de la scolarité féminine a engendré deux phénomènes : d’une part, l’accès d’un certain nombre de femmes à des professions qualifiées ; d’autre part, la féminisation massive des métiers peu valorisés et peu qualifiés. Le mouvement est double et ne se prête pas à l’amalgame.
D’abord, on a pu voir des professions traditionnellement masculines se féminiser sans se dévaloriser. Il est important de dire que la dévalorisation n’est pas le destin de toute profession qui se féminise. Je pense aux professions de médecin, d’avocat, de magistrat, de journaliste et à bien d’autres qui se sont féminisées sans se dévaloriser. Pour autant, cela ne signifie pas qu’il y ait égalité entre hommes et femmes au sein de ces professions. Un certain nombre de femmes récupèrent seulement sur le marché du travail la réussite de leur investissement en formation universitaire. C’est ainsi que les femmes représentent aujourd’hui 36 % des cadres et des professions intellectuelles supérieures, alors qu’elles n’en représentaient que 25 % en 1982, étant néanmoins précisé qu’au niveau des cadres dirigeants, le constat est aussi affligeant qu’en politique.
C’est un mouvement qui existe et il ne s’agit pas de faire du misérabilisme en la matière.
Ensuite, à l’autre extrémité de la pyramide sociale, on a vu un afflux de femmes actives se concentrer sur des emplois peu qualifiés du tertiaire.
Que s’est-il passé ? Avec le déclin des emplois ouvriers, on a assisté à un déplacement des emplois non qualifiés, de l’industrie vers les services, des postes d’ouvriers vers des postes d’employés.
Dans ce processus, les femmes occupent une place centrale, puisque 80 % des employés sont des femmes et que la catégorie « employés » regroupe aujourd’hui la moitié des femmes actives de ce pays. À cela il faut ajouter le fait que de nombreuses femmes employées cumulent deux handicaps : bas niveau de qualification et précarité de l’emploi. Il en va ainsi des vendeuses, des caissières, des aides à domicile, des employées de ménage, des serveuses, qui, bien souvent, travaillent à temps partiel avec des statuts d’une grande précarité et des horaires de travail très éclatés.
Cette coexistence de deux mouvements avec, d’une part une concentration d’une grande partie des femmes actives dans les emplois peu qualifiés du tertiaire et, d’autre part, une croissance des emplois féminins qualifiés débouche, non pas sur un constat d’immobilisme, mais de bipolarisation. À la faveur de la crise de l’emploi, de la féminisation du monde du travail, de l’élévation du niveau d’instruction des femmes, l’écart entre les femmes s’est creusé.
Quatrièmement, toutes ces différences se retrouvent au niveau des salaires. Alors que les directives européennes et les lois françaises comportent des préconisations telles que « à travail égal, salaire égal », les statistiques mettent en lumière des écarts considérables.
Sur l’ensemble des pays de l’Union européenne, les écarts de salaires s’échelonnent entre 10 % pour l’ex-Allemagne de l’Est et le Danemark et 30 % pour le Grèce et les Pays-Bas, ce qui prouve que la géographie européenne ne peut pas se décliner selon un axe nord-sud.
La France, de ce point de vue, tout comme l’Allemagne de l’Ouest, se situe dans la moyenne européenne avec un taux de 24 %.
Comment s’explique cet écart ? D’une part, par la concentration et la ségrégation des emplois féminins. On aura beau dire qu’à travail égal, salaire égal, les femmes et les hommes ne font pas le même travail et on ne peut pas comparer le salaire d’un ouvrier qualifié de la métallurgie à celui d’une femme de ménage : ils n’exercent pas le même métier et leur salaire n’est pas comparable.
Cette affirmation est juste, mais pour partie seulement, car si l’on raisonne comme les économistes, en isolant deux personnes d’un niveau de formation égal, au sein d’une même catégorie socioprofessionnelle, d’âge égal, d’expérience égale, dans des établissements de même taille, il reste ce que les économistes appellent un « résidu » - d’où la question qu’avait posée Christian Baudelot au cours de l’un de nos séminaires : le sexe est-il un résidu ? - qui est évalué entre 10 % et 15 %.
Les économistes parlent d’une « boîte noire », laquelle n’est que pure discrimination : si on prend deux clones, l’un masculin, l’autre féminin, il reste au niveau des salaires une différence de 10 % à 15 % que l’on ne parvient pas expliquer autrement que par une discrimination brutale.
Comment ces écarts ont-ils évolué dans le temps ? Vous me permettrez, pour l’illustrer de vous citer les chiffres des écarts de salaire pour des emplois à temps complet, sachant que le temps partiel était assez rare dans les années soixante.
Pour la France, ils laissent apparaître, que l’on est passé d’un écart de 36 % en 1950, à un écart de 24 % aujourd’hui. En un peu moins d’un demi-siècle, l’écart s’est donc réduit de 14 points et si le progrès est indiscutable, il est aussi indiscutablement lent. À ce rythme, dans un siècle, le problème se posera encore...
En revanche, ce que ces chiffres ne nous disent pas, c’est la montée en puissance des bas et des très bas salaires. À cet égard, je dois préciser que, comme pour les taux de chômage ou d’inflation, il y a plusieurs méthodes pour calculer les écarts de salaire. Il n’y a pas de chiffres vrais ou faux : tout dépend ce qu’on met derrière. En l’occurrence, les statistiques que je viens de vous livrer portent sur des salaires à temps plein et masquent les effets du chômage à temps partiel, lequel a pesé très lourdement sur l’évolution des bas salaires - moins de 5 500 F par mois - et des très bas salaires- moins de 4120 F par mois. Aujourd’hui, en France, 3,4 millions de personnes, dont 80 % de femmes, travaillent pour un salaire inférieur à 5 500 F par mois, ce qui est énorme : à ce sujet, je vous renvoie aux travaux de Pierre Concialdi et Sophie Ponthieux.
Les trois quarts des emplois à bas salaires sont des emplois à temps partiel, majoritairement occupés par les femmes. Qu’on le veuille ou non et quel que soit le point de vue que l’on a sur le temps partiel, ce dernier a contribué - et nous avons aujourd’hui assez de recul pour le constater - à créer des poches de pauvreté féminine au sein du salariat.
S’agissant des écarts de salaires, on peut dire aussi que l’évolution est contrastée. En effet, on observe une progression s’agissant strictement des évolutions de salaires, puisque les écarts se réduisent - lentement, mais ils se réduisent -, alors que l’on observe une régression s’agissant des bas et très bas salaires.
Cinquièmement, le travail à temps partiel, en France comme partout en Europe, est l’apanage des femmes : plus de 80 % des personnes occupant des emplois à temps partiel sont des femmes. Je n’ai vu nulle part d’exemple où le travail à temps partiel soit autre chose qu’une forme d’emploi spécifiquement féminine : il faut arrêter de dire qu’il va, un jour, intéresser les hommes, car ce jour n’est pas venu et je ne crois pas qu’il soit près de venir.
Toutefois, à la différence de nos voisins européens, le travail à temps partiel est, en France, un phénomène récent. Il date très précisément du début des années quatre-vingts, puisque, depuis cette date, le nombre de personnes travaillant à temps partiel est passé de 1,5 million à 4 millions. Autant dire que le travail à temps partiel, en France, n’est pas une composante de la croissance de l’activité féminine.
Ce n’est pas le temps partiel qui, en France, à la différence des Pays-Bas, du Royaume-Uni ou des pays scandinaves, a permis aux femmes d’intégrer le salariat. Ce n’est pas lui qui explique la féminisation du monde du travail. C’est à temps plein que les femmes ont afflué sur le marché du travail depuis le début des années soixante. J’irai plus loin en disant que c’est même là l’une des caractéristiques fortes de ce que l’on appelle, dans la géographie européenne des comportements d’activité, la croissance de l’activité féminine « à la française ».
Le travail à temps partiel a fait irruption dans notre pays, au début des années quatre-vingt, à la faveur de la crise de l’emploi et sous l’impulsion de politiques publiques fortement incitatives, fondées sur des aides financières ou des abattements de cotisations sociales, récemment supprimés, mais qui ont perduré vingt ans, en faveur des employeurs créant des emplois à temps partiel.
Il est, bien entendu, compliqué de parler du travail à temps partiel tant sont disparates les réalités sociales qu’il recouvre. Entre le mercredi libre d’une secrétaire fonctionnaire et les dix-huit heures de la caissière de Carrefour, il y a un monde : il ne s’agit pas du même travail à temps partiel, les deux formules ne concernent pas les mêmes femmes, même si, malheureusement, les statistiques font un amalgame de ces deux réalités sociales.
En revanche, on sait de façon sûre que, ce qui a dopé la croissance du temps partiel en France, ce n’est pas le mi-temps dans la fonction publique, mais tous ces emplois qui se sont créés dans un certain nombre de secteurs de l’économie, où l’on a vu se multiplier les offres d’emploi à temps partiel, je veux parler de la grande distribution, de l’hôtellerie, de la restauration, des services aux particuliers et aux entreprises et cela dans une catégorie professionnelles particulière : celle des employées.
La plupart des employées à temps partiel sont donc vendeuses, caissières ou femmes de ménage. Bon nombre d’entre elles n’ont pas choisi d’avoir un emploi à temps partiel : elles ont choisi d’avoir un emploi de quelques heures plutôt que d’être au chômage. Beaucoup travaillent pour un salaire largement inférieur au SMIC avec des horaires extrêmement éclatés.
Aussi, lorsque l’on présente le temps partiel comme une bonne formule pour les femmes, au motif qu’elle leur permettrait de concilier vie professionnelle et vie familiale, je m’insurge. En effet, pour avoir enquêté il y a quelques années dans la grande distribution et avoir suivi les thèses et enquêtes de mes doctorants sur le sujet, je sais que ces employées viennent souvent travailler deux heures par-ci, par-là, sans avoir leur planning d’une semaine sur l’autre et souvent sans même savoir ce qu’elles vont gagner en fin de mois. Qu’est qu’une telle formule permet de concilier, sinon bas salaire, précarité et désorganisation de la vie familiale ?
Beaucoup de femmes se retrouvent ainsi en situation de sous-emploi selon les critères des statisticiens, ce qui revient à dire qu’elles travaillent moins qu’elles ne le souhaiteraient. Au fil des ans, le temps partiel est devenu la figure emblématique de la division sexuelle du marché du travail. Contrairement à d’autres questions, à propos desquelles on peut parler d’une « tradition » d’inégalité, s’agissant du temps partiel, on peut dire que l’on a créé, de toutes pièces, une forme d’emploi spécifiquement féminine.
Cette situation renvoie à la question de savoir si l’on peut laisser se développer cette forme d’emploi spécifiquement féminine et se multiplier les emplois payés au-dessous du SMIC, sachant que la majorité des travailleurs pauvres sont, en France, des femmes travaillant à temps partiel.
S’agissant des travailleurs pauvres, on les pointe toujours du doigt aux États-Unis en dénonçant le fait que l’on y a choisi de comprimer le chômage à coups de mauvais emplois, mais il faut se rendre à l’évidence que des travailleurs pauvres, il en existe aussi en France. Qu’est-ce que ces 3,4 millions de personnes qui travaillent pour un salaire inférieur au SMIC, sinon des travailleurs pauvres et principalement des travailleuses pauvres dont on parle très peu ?
Sixièmement, les années qui ont vu se développer la féminisation de la population active sont aussi celles qui ont connu l’essor d’un surchômage féminin qui s’est solidement incrusté dans le paysage social et, à cet égard, les chiffres sont très frappants dans la mesure où ils permettent de mesurer le silence qui pèse, notamment au niveau des médias, sur la question du chômage féminin.
Tous les mois, on commente les courbes du taux de chômage comme si elles constituaient une sorte de baromètre social. On distingue le taux de chômage des jeunes, le taux de chômage des vieux, le taux de chômage des cadres, celui des personnes qualifiées et moins qualifiées, mais on ne parle jamais du chômage des femmes.
Selon l’enquête la plus récente de l’INSEE, qui remonte à 2002, le taux de chômage global est de 8, 9 %. Or, si on le décompose selon le sexe, il se situe à 7,9 % pour les hommes et à 10,1 % pour les femmes. Si on le ventile en fonction de la catégorie socioprofessionnelle, il est estimé à 4 % chez les cadres, hommes et femmes confondus, à 11 % chez les employées et à 16 % chez les ouvrières.
Le taux de chômage des jeunes, très durement frappés par le chômage, ce qui choque notre société, se situe, pour les moins de 25 ans, à un niveau global de 20 %, ce dernier taux se ventilant de la façon suivante : 18 % pour les jeunes hommes et 23 % pour les jeunes femmes. Ces chiffres illustrent bien la sélectivité du marché du travail, parce que c’est précisément chez les moins de 25 ans que les taux de chômage devraient accuser de moindres écarts entre les hommes et les femmes. Il s’agit, en effet, de générations où les filles sont plus diplômées que les garçons, d’une tranche d’âge où l’effet famille ne joue pas, puisque la première maternité, en France, intervient en moyenne à 29 ans. Ce n’est donc pas parce que les filles ont des enfants ou sont moins diplômées qu’elles ne travaillent pas, mais parce que le marché du travail filtre, sélectionne et produit de la discrimination, de la ségrégation.
Ce problème n’est pas purement français : sur l’ensemble de l’Union européenne, on retrouve les mêmes écarts.
Je suis très frappée de constater à quel point ce surchômage avéré passe inaperçu. On note une sorte de tolérance sociale par rapport au chômage des femmes, comme si persistait dans les esprits l’idée, qui n’est pas exprimée car politiquement incorrecte, du salaire d’appoint : le chômage serait moins grave pour les femmes...
S’agissant des chiffres du chômage officiel, j’ai récemment publié un autre livre Les mécomptes du chômage, dans lequel j’ai tenté de scruter toutes les zones d’ombre qui entourent le chômage : le chômage découragé, le chômage révélé. Si on les dissipe, on arrive à des taux de chômage beaucoup plus importants et à des différences entre les hommes et les femmes nettement plus significatives.
En conclusion, je dirais que, finalement, avec la féminisation du monde du travail, quoi que l’on dise, quoi que l’on pense, quelles que soient les inégalités que l’on puisse constater, c’est le statut des femmes dans la société qui a fondamentalement changé. Ne l’oublions jamais lorsque nous soulignons les inégalités. Cela étant, cette féminisation ne s’étant pas accompagnée d’une résorption des inégalités, il faut en permanence rappeler ces deux aspects de la question.
Il y a féminisation, mais l’égalité n’est pas au rendez-vous et doit faire l’objet d’un autre combat. En la matière, parité ne rime pas avec égalité.
J’ai le sentiment que, par rapport au monde du travail, les femmes ont gagné en autonomie, en liberté : le fait d’accéder au salariat offre une autonomie économique, c’est la liberté. En revanche, l’égalité entre les sexes continue à piétiner et à stagner.
Mme Muguette Jacquaint : Vous avez situé le début du mouvement de féminisation au début des années soixante. Est-ce en rapport avec que le fait que les femmes devaient, pour travailler, obtenir l’autorisation de leur mari ?
Mme Margaret Maruani : Croyez-vous que beaucoup la demandaient ? C’était déjà complètement anachronique dans les années soixante. Je crois que ce qui a fait monter ce phénomène, c’est l’explosion du secteur tertiaire.
Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente : Comment le définissez-vous ?
Mme Margaret Maruani : Il faut d’abord savoir si l’on définit les emplois ou les activités.
Par exemple, quelqu’un qui est ouvrier dans la fonction publique, n’exerce pas un métier tertiaire, mais il travaille dans le secteur tertiaire. À l’inverse, une femme qui est secrétaire dans une entreprise industrielle exerce un métier du tertiaire, mais elle travaille dans le secteur industriel. En général, on parle du secteur tertiaire, mais on y inclut aussi bien les employés de bureau, de commerce, les services, les professions intellectuelles, depuis les cadres jusqu’aux enseignants. C’est une catégorie très éclatée.
Mme Muguette Jacquaint : J’ai souvent entendu des chefs d’entreprise dire que les femmes ne savaient pas se valoriser : qu’en pensez-vous ?
Mme Margaret Maruani : C’est un argument.
J’ai plutôt tendance à penser que les responsables du recrutement dans les entreprises ont toujours une vision extrêmement sexuée des emplois et n’embauchent pas indifféremment un homme ou une femme pour occuper tel ou tel poste. Le marché du travail crée de la discrimination. On a souvent, y compris dans les analyses sociologiques qui ont été produites, rejeté une part de responsabilité sur la famille et dit que cette situation reflétait la division sexuelle de la famille.
Il est vrai que, pour l’essentiel, les tâches domestiques et l’éducation des enfants reviennent aux femmes : c’est une espèce de noyau dur qui ne bouge pas. Cela étant, cela ne suffit pas à expliquer toutes les inégalités, ni même celles qui existent sur le marché du travail. Ce n’est pas parce que ces tâches incombent aux femmes qu’on les embauche comme caissières ou vendeuses à temps partiel, mais parce que le marché du travail a créé de tels emplois.
En revanche, quelle hiérarchie créent ces emplois à bas salaire au sein de la famille ? Les écarts de salaire entre hommes et femmes ne font que creuser les inégalités au sein de la famille.
Mme Claude Greff : J’aurais aimé que vous développiez un peu plus votre point de vue sur les inégalités qu’engendre, selon vous, le temps partiel et sur l’influence de la maternité sur la carrière professionnelle des femmes.
Mme Margaret Maruani : Le temps partiel a une histoire compliquée. Dans les années soixante, les politiques publiques ont poussé le temps partiel pour pallier la pénurie de main d’œuvre dont souffrait alors le pays. C’était un moyen d’attirer les femmes sur le marché du travail. Il n’a pas forcément été reçu comme tel, puisque les femmes sont arrivées à temps plein sur le marché du travail.
Il est revenu au goût du jour dans les années quatre-vingt, dans la mesure où on l’a vu comme un moyen de comprimer le chômage, mais cela n’a pas fonctionné non plus.
C’est vrai que le temps partiel recouvre beaucoup de réalités, et je n’aime pas la distinction qui a été établie entre le temps partiel subi et le temps partiel choisi, parce que je la trouve très idéologique. Certaines femmes peuvent choisir de travailler à temps partiel parce qu’elles sont tellement écrasées par les tâches domestiques qu’elles n’ont pas d’autre solution. En l’occurrence, s’agit-il d’un choix ? Pas vraiment ! À l’inverse des femmes qui se sont vu imposer un temps partiel à l’embauche peuvent finir par très bien s’en accommoder.
Je pense, moi, que la seule frontière qui a du sens doit être établie selon que c’est l’employeur qui a imposé le temps partiel à l’embauche ou le salarié qui l’a demandé. En d’autres termes, plutôt que de savoir qui a choisi le temps partiel, il faut savoir qui l’a produit.
Quand on regarde ce qui s’est passé depuis vingt ans, on voit que le temps partiel s’est essentiellement développé dans des secteurs qui ont massivement embauché, parce qu’il offre une grande souplesse aux employeurs, tout en étant extrêmement rigide pour les femmes.
S’agissant de la maternité, j’ai dit que, dès lors que l’âge de la première maternité se situait aux alentours de 29 ans, elle ne pouvait pas expliquer les forts écarts de taux de chômage entre jeunes gens et jeunes filles.
Il est très frappant de constater - et c’est un phénomène qui est particulièrement accusé en France par rapport aux autres pays européens - que, la plupart du temps, la maternité n’écarte plus les femmes du marché du travail : les taux d’activité des femmes ayant un enfant, deux enfants ou pas d’enfant sont, aujourd’hui, quasiment identiques.
S’il y a une différence, elle intervient à partir du troisième enfant, et encore, puisque plus de 50 % des femmes qui ont trois enfants et plus sont, aujourd’hui, actives. La maternité n’est plus un frein à l’activité professionnelle.
Pour confirmer ce que je viens de dire, je vais vous livrer quelques chiffres. Le taux d’activité des femmes de 25 ans à 49 ans, selon le nombre d’enfants, est, aujourd’hui, le suivant : 86 % lorsqu’elles n’ont pas d’enfant, 84 % lorsqu’elles ont un enfant, 75 % lorsqu’elles ont deux enfants, 50 % lorsqu’elles ont trois enfants et plus.
Dans les années soixante, ce taux d’activité était de 55 % pour les femmes sans enfant, de 42 %, pour les femmes ayant un enfant, de 26 % pour les femmes ayant deux enfants, et de 15 % pour les femmes ayant trois enfants et plus.
Ces chiffres traduisent bien une révolution.
Mme Claude Greff : Il est difficile de comprendre, que 80 % des femmes travaillent pour un salaire inférieur au SMIC.
Mme Margaret Maruani : Non : les personnes qui gagnent un salaire inférieur au SMIC sont à 80 % des femmes.
Mme Claude Greff : Cela me paraît effrayant.
Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente : C’est effrayant et c’est ce qu’il convient de changer, d’autant, comme vous le disiez que l’on n’en parle jamais.
Mme Muguette Jacquaint : Et d’autant que ce sont elles qui travaillent dans les conditions les plus difficiles, qu’elles ont souvent de jeunes enfants et qu’elles doivent assumer les frais de garde.
Mme Margaret Maruani : C’est bien pourquoi l’allocation parentale d’éducation (APE) a eu des effets dévastateurs : elle a fonctionné à plein régime parce qu’elle concernait précisément cette population qui travaillait pour très peu d’argent et qui s’est vu proposer la même somme pour rester à la maison. Il fallait être héroïque pour ne pas accepter l’offre. Le drame, c’est que, après, ces femmes ne retrouvent plus d’emploi. L’ouverture de cette allocation aux familles de deux enfants remonte à 1994, et toutes les études réalisées depuis montrent que cette opportunité a été saisie, soit par des femmes au chômage, soit par des femmes en situation très précaire, qui, ensuite, se sont trouvées totalement déconnectées du marché du travail.
Mme Claude Greff : Je comprends parfaitement ce que vous avez dit, mais il me semble, étonnant - et ne voyez rien de discriminatoire dans mon propos - que quelqu’un qui n’a pas de qualification particulière puisse se trouver écarté du marché du travail.
Mme Margaret Maruani : Le problème c’est que les emplois non qualifiés, même s’ils tournent beaucoup, ne sont pas assez nombreux pour que tout le monde puisse en occuper, sans quoi nous n’aurions pas des millions de chômeurs.
Les risques de se retrouver au chômage après avoir bénéficié de l’APE ont été statistiquement mesurés et ils sont très élevés. C’est un constat.
Mme Muguette Jacquaint : On peut d’ailleurs très bien concevoir que, compte tenu du taux de chômage, les hommes prétendent aussi à ces emplois.
Mme Margaret Maruani : Ce n’est pas si sûr, car durant ces vingt dernières années, on n’a pas observé, en France ou en Europe, du fait du chômage, de mouvement de substitution de main-d’œuvre. Les hommes ne sont pas venus occuper les emplois féminins. Cela s’est produit dans d’autres pays, notamment dans les pays où il n’y a pas (ou peu) d’indemnisations de chômage.
On aurait pu imaginer que cela se produise en Europe, d’autant que les activités tertiaires où les femmes travaillent ont été moins touchés par les suppressions massives d’emplois que le secteur industriel, mais cela n’a pas été le cas.
Il faut dire les choses jusqu’au bout : la ségrégation, aussi paradoxal que cela puisse paraître, a relativement protégé les femmes de la crise de l’emploi. Les hommes ne sont pas devenus assistants maternels.
Ce qui est surtout frappant, c’est l’écart qui existe entre le poids des femmes dans le secteur économique, leur niveau de formation et la place qu’elles occupent dans le monde du travail.
Mme Muguette Jacquaint : Je connais des femmes de niveau bac + 3 qui sont caissières pour un salaire de 4 000 F par mois...
Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente : Oui, c’est monnaie courante.
Mme Muguette Jacquaint : ... et le temps partiel n’a fait qu’aggraver les choses.
Mme Margaret Maruani : Effectivement. On peut dire qu’il a largement contribué à la paupérisation d’une partie du salariat féminin. De ce point de vue, il y a incontestablement une régression.
D’ailleurs, il faut savoir que la bataille des chiffres et des définitions sur les working poors, les travailleurs pauvres, ne fait que commencer. C’est un débat que je suis de très près, car l’INSEE est en train de proposer une définition de la pauvreté laborieuse assez restrictive : elle toucherait ceux qui gagnent moins que 50 % du salaire médian, soit environ 3 500 F. À ce compte-là, il y aurait 1,3 million de travailleurs pauvres. L’organisme de statistiques européen, Eurostat, propose de mettre la barre à 60 % du salaire médian, ce qui ferait passer le nombre des travailleurs pauvres à 2,4 millions.
Pour ce qui me concerne, je suis partie de la définition qui me semblait sociologiquement la plus juste, qui inclut tous les salaires inférieurs au SMIC, et je suis arrivée à 3,4 millions.
Selon la définition de l’INSEE, il y aurait donc 1,3 million de travailleurs pauvres, dont 60 % d’hommes, alors que sur les 3,4 millions de personnes concernées par ma définition, il y aurait 80 % de femmes.
Pourquoi ? Parce que l’INSEE prend comme unité de compte, non pas le salarié, mais les familles divisées en unités de compte ce qui permet d’englober tous les hommes dont la femme ne travaille pas, et pour qui le risque de tomber dans la pauvreté est proportionnel au nombre d’enfants. Or, on sait bien que, dans les familles, l’argent du ménage n’est pas partagé à égalité. Il faudrait tomber d’accord sur une vraie définition pour décortiquer tout cela.
Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente : De quelles aides auriez-vous besoin pour faire avancer les choses ?
Mme Margaret Maruani : Je pense qu’il faut d’abord s’attaquer au sous-emploi. On ne peut pas tolérer qu’il y ait 3,4 millions de travailleurs pauvres. Cela traduit une dégradation de la valeur du travail qui est inadmissible.
Il faut reprendre la question du travail à temps partiel à bras-le-corps. Martine Aubry, alors ministre de l’emploi et de la solidarité, a suspendu les aides à la création des emplois à temps partiel, mais il reste qu’un certain nombre de secteurs d’activité ont intégré le temps partiel comme un mode de gestion de la main-d’œuvre permanente. Comment désincruster cette habitude ?
Je considère que le temps partiel devrait être régulé au même titre que les autres formes d’emploi atypiques, comme l’intérim ou les contrats à durée déterminée. Pourquoi au bout d’un certain nombre d’années passées à temps partiel, les travailleurs n’auraient-ils pas le droit de demander un temps plein ?
Il faut aussi bien étudier la question du chômage. J’avoue que je suis fatiguée d’entendre parler du chômage des cadres ou des jeunes, alors que personne, pas même les syndicats, n’évoque la répartition par sexe du chômage.
Mme Muguette Jacquaint : Peut-on aller jusqu’à dire que le travail à temps partiel nuit à l’image du travail des femmes ?
Mme Margaret Maruani : Indéniablement. S’agissant du temps partiel, on a toujours cité en exemple, ce qui me fait sursauter, les Pays-Bas où 17 % des hommes et 70 % des femmes travaillent à temps partiel : c’est-à-dire que c’est toute l’image du travail des femmes qui, dans ce pays, est accolée au temps partiel.
Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente : Les modèles nordiques ne sont pas meilleurs.
Mme Margaret Maruani : Non ! Certaines de leurs expériences sont à retenir, mais ils sont loin d’être des modèles. D’ailleurs, il n’y a pas de modèles, il n’y a que des contre-modèles.
Je me rappelle que l’on disait toujours de la France, il y a une quinzaine d’années, qu’elle était en retard par rapport au Royaume-Uni, parce que moins de femmes y travaillaient à temps partiel et je m’insurgeais déjà contre cette vision en disant, avec raison je pense, qu’au contraire, elle était en avance.
Mme Marie-Jo Zimmermann, présidente : Je vous remercie beaucoup, et dans les cinq ans qui viennent, je n’exclus pas de vous revoir pour faire à nouveau le point de la situation.
Mme Margaret Maruani : Bien volontiers, mais laissez-moi vous dire que, s’agissant des droits des femmes, on n’avance pas à petits pas : il faut des coups de force.