« La francophobie, un sentiment partagé »
(10 décembre 2004)
Côte-d'ivoire : Comi Toulabor, directeur de recherche, décrit les liens franco-africains et leur évolution.
Par Judith RUEFF, pour Libération
Comi Toulabor, directeur de recherche au Centre d'études sur l'Afrique noire de Bordeaux, revient sur le rôle militaire de la France en Côte-d'Ivoire et dans ses ex-colonies africaines.
Michel Barnier, ministre des Affaires étrangères, affirme que la France n'a pas vocation à être « le gendarme de l'Afrique ». Quel rôle l'armée française a-t-elle joué en Côte-d'Ivoire ?
Depuis la décolonisation, la France a toujours joué le rôle de gendarme. On est donc en plein changement de doctrine, et ce changement est le bienvenu car il correspond à ce que souhaitent les Africains. L'armée française est utilisée sur le continent pour maintenir en place des régimes peu légitimes. Rappelons que, dans les années 1980, Laurent Gbagbo, alors opposant au président Houphouët-Boigny, disait déjà que s'il arrivait au pouvoir, il demanderait le départ de l'armée française... Une fois chef de l'Etat, il a fait le contraire, en conservant les accords de défense entre son pays et la France, et ce, bien avant que la rébellion tente de le renverser en septembre 2002. Cet exemple montre que si l'armée française est toujours présente quarante ans après les indépendances, c'est avec la complicité des dirigeants africains.
Pourquoi garder des bases militaires françaises sur leur territoire ?
Dans certains cas, pour conserver un leadership au niveau régional. Quand, pour des raisons budgétaires, la France a voulu redéployer ses bases en Afrique de l'Ouest, le Sénégal et la Côte-d'Ivoire se sont démenés pour garder des troupes françaises. Mais bien souvent, il s'agit tout simplement de se maintenir au pouvoir. C'est pour cette raison que Gbagbo a demandé une intervention militaire française à l'automne 2002. Au Gabon, Omar Bongo a, lui aussi, besoin des troupes françaises, car il n'a pas réussi à asseoir son pouvoir sur une légitimité populaire. On pourrait aussi parler du Cameroun et du Tchad. Dans ces Etats peu démocratiques, la présence militaire française apporte aux dirigeants un soutien extérieur qui fait défaut à l'intérieur.
Les populations veulent-elles le départ pur et simple des soldats français ?
La francophobie des jeunes patriotes ivoiriens est largement partagée. Les « rentrez chez vous ! » qu'ils crient à l'armée française, on les entend dans tous les pays de l'Afrique francophone depuis dix ans. Une nouvelle génération est arrivée sur la scène politique, et il existe une rupture idéologique entre ces jeunes, ces «cadets sociaux» plus ou moins instruits, et les anciens qui ont toujours été très proches de la France. De nombreux jeunes ont fait leurs études aux Etats-Unis, et ont d'autres références. Pour eux, la présence militaire française sert de paravent aux élections frauduleuses et aux dictatures.
La mission de protection des ressortissants n'est-elle pas légitime ?
A chaque intervention militaire, la protection des ressortissants français est avancée mais, aux yeux des populations, elle passe pour un alibi. En Côte-d'Ivoire, la destruction totale de l'aviation nationale est apparue comme une réaction disproportionnée et a aggravé le sentiment antifrançais. Il y a eu le sentiment qu'on n'aurait jamais fait ça dans un autre pays ou sur un autre continent. Pour nombre d'Africains, c'est une atteinte intolérable au sentiment de fierté nationale.
L'intervention militaire française visait à « éviter un nouveau Rwanda ». Que se passera-t-il si les soldats français quittent le pays ?
Au Rwanda, les Français étaient présents et ils n'ont rien fait... Le risque d'affrontements sanglants existe indéniablement. Cependant, si on raisonne toujours sur des hypothèses, les gens n'apprendront jamais à régler leurs conflits. L'histoire de la France aussi s'est faite dans le sang et la guerre...
© Libération