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« Mes élèves de 3e d'insertion savent bien qu'ils sont des parias »


(7 novembre 2005)


 

Banlieues. Pascal Odin, professeur à Aulnay, raconte la violence au quotidien.

Par Nicole PENICAUT, pour Libération

Pascal Odin est professeur d'histoire-géographie et d'éducation civique au collège Debussy à Aulnay-sous-Bois. En début d'année, avec ses collègues, ils ont exercé leur droit de retrait (1) pour alerter sur la montée de la violence dans leur établissement. En guise de réponse, en juin, leur feuille de salaire a été ponctionnée. La situation qu'ils décrivaient alors était prémonitoire des événements d'aujourd'hui.

En février, sur quoi vouliez-vous alerter les autorités ?

Notre colère était liée à différents actes de violence de certains élèves, actes qui restaient impunis en dépit des dizaines de rapports. Début février, une collègue s'est fait lyncher par une trentaine de gamins. Plus généralement, cela fait des années que l'on dit que la structure de notre établissement ne correspond pas aux normes de sécurité. Dans notre établissement de 800 élèves, nos couloirs sont de vrais goulets d'étranglement : à chaque interclasse, il y a quatre à cinq cents élèves qui empruntent le même passage en cinq minutes, ce qui crée des émeutes obligeant les professeurs à intervenir. Plus aucun matériel en salle de technologie n'est aux normes. Il y a des infiltrations partout. Un jour, je demande à un gamin de me brancher un rétroprojecteur, il se prend un court-jus. Pour aller au gymnase, les élèves doivent marcher trente minutes. Il leur faut traverser des cités : compte tenu des rivalités entre bandes, la moitié du temps les gamins se font alpaguer.

Le collège est situé au milieu des cités ?

Il est placé entre les 3000, les 1000-1000 et le Galion, où se déroulent aujourd'hui des violences. 90 % des élèves y sont d'origine immigrée et nous sommes dans un canton, le quartier nord d'Aulnay-sous-Bois, qui affiche 44 % de chômage chez les jeunes. L'établissement est l'un de ceux qui ont les résultats les plus catastrophiques de Seine-Saint-Denis. Beaucoup de nos élèves vivent dans des familles monoparentales. Avec des mères ou pères débordés. Quand ils arrivent à l'école, ils n'ont pas fait leurs devoirs, n'ont parfois même pas de cahier. Certains élèves arrivent le ventre vide. Pour beaucoup d'élèves, 1,50 euro par repas pour la cantine c'est trop cher. Moi, je suis professeur principal de la troisième d'insertion, une classe à vocation professionnelle. Ce sont des élèves plutôt motivés. Les seuls stages qu'ils trouvent sont dans un taxiphone ou un kebab. A l'usine PSA, ils ne veulent pas prendre nos stagiaires. Les jeunes savent très bien qu'ils sont des parias. Quand on leur parle de la Marseillaise, ce n'est pas étonnant qu'ils la sifflent, ils ne se sentent pas de la même nation. Ils s'identifient à leur quartier, à leur cage d'escalier : en aucun cas à la nation française. Nous, nous luttons pour qu'ils entrent dans la Cité avec un grand C, mais eux ne sont fidèles qu'à la cité au sens bâtiment et banlieue du terme.

Et au niveau des résultats scolaires ?

Les consignes implicites précisent qu'il suffit d'améliorer les notes de contrôle continu en 4e et en 3e pour avoir de meilleurs taux de réussite ! Mais à Debussy, on s'y refuse. Pas question d'acheter la paix sociale avec les notes. Résultat, je n'ai jamais eu de moyenne de classe supérieure à 7/20. Certains élèves ne savent pas écrire, ni même parler. On assiste à une dégradation générale du niveau. On se demande comment certains, une fois adultes, pourront remplir des chèques.

Comment s'exerce la violence à l'intérieur de l'établissement ?

Dans ces quartiers, la violence est un mode de vie. Dans la cour, il y a même des jeux qui consistent à tabasser un gamin pour son anniversaire. L'année dernière, le principal s'est fait cracher dessus. Attendant des sanctions qu'on espérait voir tomber, il nous a rétorqué qu'il fallait «parfois mettre son amour-propre dans sa poche». Ces faits ne concernent pourtant qu'une minorité. Mais ils menacent tout le monde. Cette violence est, de plus, entretenue par le sentiment d'impunité : quand on signale une maltraitance ou une absence d'élèves, cela prend des mois à être pris en compte. Aujourd'hui, la plupart des fauteurs de trouble ne risquent rien. Ils sont renvoyés chez eux pendant huit jours. Quand ils reviennent, ils friment. On fait des réunions avec les parents, ils ne viennent pas. Cela fait des années que nous alertons les autorités. Nous avons l'impression de nous agiter dans le vide. Voilà pourquoi nous avons déposé une requête au tribunal pour obtenir réparation de la négation du droit de retrait dans l'Education nationale.

Il n'y a rien à faire ?

Ce serait déjà bien que les quartiers quelque peu résidentiels soient sectorisés sur notre établissement dans un souci de mixité sociale et religieuse. Tout seuls, nous n'y arriverons pas. C'est à l'Etat qu'il revient de garantir à ses administrés un cadre de travail pacifié. Aujourd'hui, nous éprouvons un sentiment d'abandon de la part de nos autorités de tutelle.
 

(1) Le droit de retrait permet à un salarié qui estime être en danger d'arrêter son travail. Aucune sanction ne peut être prise contre lui.

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