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Tripatouiller les statistiques, la sale manie du gouvernement


(1er mai 2009)

Par Béatrice Mathieu pour L'Expansion

Bloquer les études qui dérangent, ne retenir que les données favorables, changer de thermomètre quand la fièvre monte : des professionnels des chiffres dénoncent les dérives, toujours plus graves, du pouvoir.

Ils sont arrivés au rendez-vous discrètement, d'épais dossiers sous le bras, l'air décidé de ceux qui n'ont plus rien à perdre. Dans un café anonyme de Montparnasse, une poignée de statisticiens de la Direction de l'évaluation, de la prospective et de la performance (Depp) du ministère de l'Education nationale ont décidé de tout déballer : le stress, la pression du cabinet et surtout la censure dont ils estiment faire les frais. En tant que service ministériel de statistique, la Depp a pour mission de réaliser des études, normalement rendues publiques, sur des sujets aussi variés que la scolarisation des enfants handicapés ou l'absentéisme dans les classes. "Montre-lui la liste des études qui n'ont pas été publiées", lance l'un d'entre eux. Une bonne quinzaine au total. Vérification faite sur le site Internet du ministère : à la mi-avril, aucune note d'information n'avait été mise en ligne depuis décembre 2008. Le robinet avait déjà commencé à se fermer l'an passé avec la publication de 39 notes seulement sur douze mois, contre 51 en 2007. "Comment nourrir le débat public si plus rien ne sort ?" interroge amèrement une des statisticiennes, à la Depp depuis une dizaine d'années. "L'information chiffrée est verrouillée rue de Grenelle. Mais c'est le cas aussi à Bercy, aux ministères du Travail, de la Santé ou de la Justice", affirme un autre.

Paranoïa collective ou réelle censure ? Le phénomène paraît en tout cas suffisamment répandu pour qu'une centaine de professionnels du chiffre aient décidé de créer un collectif, Sauvons la statistique publique, pour dénoncer les pressions gouvernementales. Car ces mathématiciens ont leur bible, un code de déontologie établi au niveau européen par Eurostat, l'organisme qui centralise les statistiques sur le Vieux Continent. Article 1 de ce code de bonne conduite : "L'indépendance professionnelle des autorités statistiques, à l'égard aussi bien des services et organismes politiques, réglementaires et administratifs que des opérateurs du secteur privé, assure la crédibilité des statistiques européennes".

La délocalisation de l'Insee va déstabiliser les services statistiques

Exaspérées, une dizaine de têtes chercheuses regroupées derrière le pseudonyme de Lorraine Data s'apprêtent à publier, à la mi-mai, un brûlot, Le Grand Truquage, dont L'Expansion publie des extraits et qui détaille les techniques employées pour manipuler les chiffres. Laurent Mucchielli, chercheur au CNRS et spécialiste des questions d'insécurité, est l'un des auteurs de cet ouvrage. "Depuis 2002, on observe clairement une volonté de contrôler au plus près l'information économique et sociale, quitte à truquer, voire à casser les outils existants", assène-t-il.

La décision du président de la République, à l'automne dernier, de transférer l'Institut national de la statistique et des études économiques (Insee) à Metz, pour compenser la fermeture d'une caserne, n'a fait qu'amplifier le malaise. "Cette délocalisation risque de déstabiliser tous les services de production de la statistique", affirme Julie, une des leaders de la contestation à l'Insee. Comble de l'affaire, dans une lettre adressée le 2 décembre 2008 au Premier ministre, Jean-Philippe Cotis, directeur général de l'Insee, et Jean-Pierre Duport, vice-président du Conseil national de l'information statistique, tous deux chargés de piloter ce transfert, se montrent très réservés quant à la pertinence d'une telle opération : "Elle comporte un risque très élevé de perte d'expérience professionnelle", écrivent-ils. Dommage, pour un institut statistique jugé parmi les cinq plus sérieux du monde.

Evidemment, la tentation des gouvernants d'utiliser les chiffres pour servir leur politique ou embellir la réalité ne date pas d'aujourd'hui. Mais, elle n'a jamais été si grande. Laurent Bisault, attaché de l'Insee détaché au ministère de l'Agriculture et responsable d'une publication, Agreste Primeur, témoigne. "Il y a quinze ans, lorsque je publiais une étude, je l'envoyais à l'imprimeur en même temps qu'au cabinet du ministre. Par la suite, je l'ai d'abord adressée au cabinet, pour information... puis pour validation." Il faut donc attendre des semaines, voire des mois, pour qu'une étude, comme celle sur les pollutions agricoles, obtienne, sous la pression des journalistes, le fameux sésame autorisant sa publication au grand public. Il suffit que le sujet soit un peu sensible pour qu'elle soit, au mieux, réécrite (par exemple, celle sur les agrocarburants), au pire, enterrée.

Certaines statistiques sont tronquées pour masquer la réalité

Récemment, la Drees (la direction des statistiques des ministères sociaux, dont la santé) a préféré attendre la fin du débat sur la loi Bachelot à l'Assemblée nationale pour publier une note sur le déficit des hôpitaux. Deux autres, portant sur le bilan d'activité des établissements de santé et sur le salaire des médecins, sont toujours en attente, plusieurs semaines après avoir été bouclées. A l'Education nationale, le verrouillage s'est généralisé. Une grande enquête sur le coût de l'éducation de la maternelle à l'enseignement supérieur est bloquée depuis le 15 janvier, date de la première demande de visa au cabinet... Quant au traditionnel point sur les prévisions d'effectifs de la rentrée scolaire 2008, il n'est jamais sorti. Peut-être parce que les chiffres ne collaient pas avec le discours du ministre, qui justifiait les suppressions de postes d'enseignants par la diminution du nombre d'élèves...

L'affaire prend un tour plus inquiétant quand les études statistiques sont tronquées ou mal interprétées pour masquer la réalité. A la Drees, les statisticiens ont encore en travers de la gorge l'affaire du revenu de solidarité active (RSA), qui doit se substituer au RMI en juillet. Pour évaluer son efficacité, le gouvernement s'est appuyé sur les premiers résultats de l'expérimentation du dispositif dans une trentaine de départements tests. Fin 2008, deux statisticiens de la Drees présentent ainsi une synthèse de cette première expérimentation devant un comité d'évaluation créé à cet effet. Le hic : leurs conclusions sont aussi positives que prudentes. Ils soulignent en effet que le taux de retour à l'emploi des bénéficiaires du RSA est plus élevé de 30 % dans les départements tests, mais que la faiblesse de l'échantillon et la marge d'erreur statistique font que cet écart n'est pas significatif. Qu'à cela ne tienne : quelques jours plus tard, devant les députés, le gouvernement assure sans ciller que le RSA augmenterait d'un tiers le retour à l'emploi des RMistes !

Que penser, enfin, des méthodes parfois grossières qui consistent à changer de thermomètre pour faire baisser la fièvre, comme c'est le cas avec la pauvreté (en adoptant une méthode plus flatteuse que celle utilisée par l'Insee depuis des années), la délinquance et, bien sûr, le chômage. En mars ont été publiées pour la première fois les statistiques des demandeurs d'emploi établies selon une nouvelle méthode de comptage. Sur le communiqué de presse de la Dares (le service de statistiques du ministère du Travail), le chiffre de 3.403.700 personnes "tenues de faire des actes positifs de recherche d'emploi" est mis en avant. Sur celui de Pôle Emploi, relayé par le gouvernement, c'est le nombre de chômeurs de catégorie A (2.384.800) qui est commenté. La différence : 1,1 million de personnes ayant exercé un emploi à temps partiel - parfois quelques heures seulement - au cours des dernières semaines et qui, aux yeux du gouvernement, ne sont pas réellement des demandeurs d'emploi !

Pour les statisticiens, la présentation des chiffres du chômage est donc trompeuse. En désespoir de cause, les chefs de département de la Dares ont écrit collectivement une missive à leur hiérarchie pour dénoncer une telle pratique : "Cette démarche heurte profondément l'éthique professionnelle de nos collègues, au point que plusieurs d'entre eux envisageraient de quitter la Dares", peut-on lire. Certains seraient même tombés malades. Une sensation d'étouffement, sans doute.

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