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« Sauf en Moldavie, je n'ai vu de prison pire que ça »


(22 septembre 2005)

Dépôt des étrangers à Paris, les Baumettes à Marseille... Un bilan noir du commissaire européen aux droits de l'homme, Alvaro Gil-Robles.

Par Dominique SIMONNOT, pour Libération

Alvaro Gil-Robles, commissaire européen aux droits de l'homme, vient de passer seize jours en France. C'est le trente-deuxième pays d'Europe (et dernier, car son mandat prend fin) dont il visite les lieux de «privation de libertés» ­ hôpitaux psychiatriques, prisons, centres de rétention, etc. Après ses observations au gouvernement ­ sévères ­, il rédigera pour fin novembre son rapport, témoin des faits et lieux qu'il a vus lui-même.

Que retenez-vous de votre visite à la prison des Baumettes à Marseille ?

C'est un endroit répugnant ! Des travaux y sont prévus, mais le problème est le nombre de personnes qui y sont incarcérées et je doute qu'on puisse jamais en faire un lieu normal, même en y mettant des milliards. Les gens y sont très excités et c'est normal, entassés comme ils sont ! J'ai été aussi très frappé par la quantité de prisonniers atteints de problèmes psychiatriques. Ce sont des malades et on ne peut ignorer leur droit à être soignés ni les problèmes que cela pose au personnel. Il faut des établissements adéquats où ces malades soient traités dignement. Il faut être clair et net, être en prison, c'est être privé de liberté, et non pas vivre dans un lieu indigne d'êtres humains. Dans ces conditions, les gens sortent de là pires qu'ils n'y sont entrés, pleins de haine contre une société qui les a traités de la sorte. L'intérêt collectif commande que la prison rende possible une réinsertion sociale. La sécurité n'est pas seulement la répression, c'est aussi le respect et la solidarité.

Et le dépôt des étrangers, sous le palais de justice de Paris ?

De ma vie, sauf peut-être en Moldavie, je n'ai vu un centre pire que celui-là ! C'est affreux ! Les gens s'entassent dans un sous-sol sur deux niveaux, sans aération. Ils se promènent dans une cour minuscule grillagée de tous côtés. Au second niveau, on marche sur la grille, au-dessus de ceux du premier niveau. Les fonctionnaires en sont eux-mêmes très gênés. Il faut fermer cet endroit, c'est urgent.

Et le commissariat du XVIIIe arrondissement de Paris ?

C'est vieux, mais là n'est pas le problème. Je me demande bien pourquoi il faut absolument que les gardés-à-vue dorment à même le sol des cellules, sans matelas. Comme dans d'autres commissariats, d'ailleurs, et cela m'a vraiment surpris ! Dans d'autres pays d'Europe, les gens ont un matelas pour la nuit, à Marseille et à La Courneuve aussi...

La zone d'attente de Roissy ?

Le bâtiment est assez digne, la Croix-Rouge y fait un travail très important. Mais je suis très inquiet des délais et de la manière dont les étrangers doivent former leur demande d'asile. Sur un formulaire, en cinq jours et en français, sans accès à un interprète, sinon payant. Et encore, même ceux qui peuvent payer n'en trouvent pas ! Comment un monsieur arrivant du Bangladesh ou du Yémen peut-il, en cinq jours ­ qui passent à une vitesse folle ­, rédiger son dossier en français ? C'est littéralement impossible et c'est inacceptable !

Finalement, qu'avez-vous vu d'encourageant ?

Mes conversations avec les magistrats, très franches et réalistes. Ils sont très inquiets des changements constants de procédure pénale au détriment de la sécurité juridique. Ils voient se perdre les valeurs fondamentales et démocratiques dans une forêt législative. J'ai également visité le centre pénitentiaire ouvert de Casabianda en Corse, une expérience vraiment intéressante. Et puis ces centres éducatifs fermés pour enfants délinquants que le ministre de la Justice relance au maximum. J'ai été très impressionné du travail des éducateurs avec ces enfants très difficiles, qui apprennent à vivre en société, à travailler. Il y a un manque de places et de moyens et c'est un effort à poursuivre absolument. Il nécessite la solidarité des communes, qui malheureusement, bien souvent, n'en veulent pas sur leur territoire, c'est une grave erreur. Ces centres sont un investissement dans la sécurité future, ils brisent la carrière criminelle des mineurs, leur évitent la prison criminogène. J'ai aussi été très réconforté par le nombre d'associations plongées dans le monde des plus vulnérables, femmes battues, immigrés, enfants à problèmes, démunis... Ce tissu social est très fort, mais en grave danger, car les subventions se réduisent alors que ces personnes font en grande partie le travail de l'Etat.

Vous avez rencontré les ministres concernés par vos visites ; comment ont-ils reçu vos observations ?

Mardi, le ministre des Affaires étrangères m'a écouté très attentivement. A ma grande surprise, il n'a aucune langue de bois, loin de ce langage diplomatique habituel sur ces questions. On voyait là son expérience de maire, de ministre de la Santé. Il m'a dit attendre énormément de mon rapport. Le ministre de la Justice a été aussi très attentif. Je regrette en revanche que celui de l'Intérieur ait annulé notre rendez-vous, pour cause d'agenda surchargé. Il doit avoir d'autres priorités et c'est dommage, car c'est un homme qui a sûrement une opinion sur le sujet. C'est le seul ministre de l'Intérieur européen qui n'a pas reçu le commissaire aux droits de l'homme.

Comment réagissent les gouvernements à vos rapports ?

En général avec beaucoup de respect. En Italie, par exemple, ils sont déjà en train de prendre des mesures. Le Luxembourg s'est montré exemplaire. Même si d'autres réagissent plus mal, comme la Suisse ou le Danemark, je sais qu'il y a eu des modifications apportées dans le sens des propositions du commissaire. Poutine m'a surpris en me recevant, c'était la première fois. Il a publiquement promis de travailler concrètement sur mes recommandations. De toute façon, il est toujours facile de rédiger des rapports très critiques, nous ne sommes pas là pour travailler contre un pays mais avec lui et avec son tissu social. Je préfère donc proposer des solutions concrètes qui viennent naturellement, au fil des voyages et des rencontres avec les acteurs du terrain.

Quelles sont les suites données à vos rapports ?

Il s'agit de recommandations ­ nous n'avons pas de pouvoir d'injonction ­ auxquelles le gouvernement répond. Le débat se passe publiquement au Conseil de l'Europe devant quarante-six pays. Puis je l'envoie à l'Assemblée et il est rendu public. Ensuite, il faut que les gens sur le terrain s'en emparent pour faire bouger les choses. Les parlementaires peuvent aussi, pour questionner le gouvernement, proposer des changements, enclencher des débats. Mais il ne suffit pas de parler, maintenant il faut agir.

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