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Éloquentes expulsions


(5 septembre 2005)

Par Pierre-Yves Geoffard, chercheur au CNRS (Delta)


Les images chocs des expulsions de la rentrée scolaire, soigneusement médiatisées, auront détourné l'attention du programme censé favoriser la «croissance sociale», annoncé la veille par le chef du gouvernement. Mais elles auront au moins un mérite : pour ceux qui en doutaient encore, on sait maintenant précisément le sens que M. Nicolas Sarkozy donne au mot «fraternité» tant on ne peut penser que l'adresse d'un des squats «évacués par précaution» n'eût été choisie à dessein. Elles illustrent aussi un type d'action politique dont le ministre de l'Intérieur s'est fait une spécialité : la simplicité de la réponse (« expulsons-les !») face à des questions d'une effrayante complexité.

Car le drame humain des incendies et de l'insalubrité cache mal l'échec des politiques du logement social à accomplir leurs principales missions. Trois principes essentiels justifient l'intervention publique dans le domaine. Tout d'abord, le logement est un «bien primaire» ; au même titre que la santé ou l'éducation, il est nécessaire à la jouissance des autres biens (consommation, loisirs) : au nom de l'équité, nul ne peut se satisfaire d'une situation où le droit de chacun à un logement décent resterait un principe vide de toute application pratique. Or, le fonctionnement du marché repose sur la capacité et la disposition à payer, et non sur le besoin. Ensuite, comme l'atteste l'existence simultanée de surfaces vacantes et de nombreuses familles mal logées, le marché du logement fonctionne imparfaitement, ne fût-ce qu'en raison de la position de force des bailleurs face aux locataires, qui vient fausser la concurrence. Enfin, de solides arguments plaident en faveur d'une réelle mixité sociale de l'habitation, tant l'environnement de chacun conditionne le succès de l'éducation, de l'intégration, et détermine donc la mobilité sociale.

En France, les politiques publiques du logement s'appuient sur plusieurs éléments complémentaires, mais leur capacité à atteindre ces objectifs d'équité et d'efficacité est douteuse. L'intervention directe des organismes publics dans la construction et la gestion de logements sociaux permet certes à plus d'un locataire sur trois de bénéficier d'un loyer réduit. Mais le dispositif est très mal ciblé. Les critères de ressources sont si souples que 65 % des foyers français sont éligibles à un logement HLM, sans que le processus d'attribution ne garantisse que ce sont les plus démunis qui en bénéficieront effectivement. Ainsi, à Paris, 52 % des habitants d'HLM ont un revenu supérieur au revenu français médian ! Du point de vue de la mixité sociale, la loi SRU offre à chaque commune le choix entre la construction de 20 % de logements sociaux ou le paiement d'une taxe aux autres communes. Cette «amende» est si modeste que c'est l'option choisie par de nombreuses communes, bien au-delà de Neuilly-sur-Seine. Le deuxième levier de l'action publique consiste en des aides directes aux locataires. Ainsi, 45 % des locataires reçoivent l'APL, qui couvre en moyenne la moitié du loyer. Contrairement aux HLM, l'APL est un dispositif plus ciblé : 95 % de son enveloppe bénéficient aux 50 % des ménages les plus modestes. En revanche, comme l'ont montré Anne Laferrère et Dominique Le Blanc, elle induit un effet particulièrement pernicieux : à logement identique, les loyers sont plus élevés pour les bénéficiaires de l'APL. Ceci révèle que le pouvoir de marché des bailleurs leur permet de récupérer une part non négligeable de l'aide destinée aux locataires... Dernier mode d'intervention : les aides publiques facilitant l'accession à la propriété. Attribué sous condition de ressources, il semble que le prêt à taux zéro (PTZ) ait jusqu'à présent surtout profité aux revenus intermédiaires, mais l'annonce du relèvement du plafond de ressources devrait en modifier assez radicalement la nature. De surcroît, la construction en périphérie des grandes villes de «lotissements PTZ», destinés aux aspirants propriétaires des classes moyennes à qui l'on propose un paquet complet (pavillon, crédit bancaire, PTZ), contribue à renforcer la ségrégation spatiale. Le PTZ exacerbe ainsi les stratégies individuelles mises en évidence par Eric Maurin (Le Ghetto français, Seuil) selon lesquelles chaque ménage cherche à fuir le voisinage des plus modestes pour se retrouver «entre soi».

Les effets des politiques du logement sont complexes, car celles-ci modifient les comportements individuels et l'équilibre du marché locatif de manière parfois contraire aux objectifs visés. Très peu d'évaluations détaillées de ces politiques sont disponibles, alors même que celles-ci devraient fournir la base d'une remise à plat de ces politiques. Alors que ce sont ces politiques qu'il faudrait nettoyer au Karcher, la réflexion gouvernementale actuelle semble se résumer à des déclarations fracassantes et des bruits de bottes. Qu'on ne s'étonne pas si des immeubles insalubres prennent feu et que des familles pauvres périssent dans les flammes. Comme le disaient Brigitte Fontaine et Arezkhi, «c'est normal», puisque ces immeubles sont occupés par «des immigrés et des improductifs» dont le sort, au fond, n'émeut guère...


Tribune parue dans Libération