citoyen.eu.org
Lire pour comprendre

 

« Nous avons explosé le compteur des gaz à effet de serre »


(10 juin 2004)

Climat. Jean Jouzel, qui a dirigé l'opération, décrypte les résultats du forage.

Par Sylvestre HUET, pour Libération

Directeur de l'Institut Pierre-Simon Laplace et président de l'Institut polaire Paul-Emile Victor, Jean Jouzel est membre du bureau du GIEC. Leader scientifique du programme européen de forage en Antarctique, il est directeur de recherche au CEA (Commissariat à l'énergie atomique) et vient de publier le Climat: jeu dangereux (de Jean Jouzel et Anne Debroise. Dunod, coll. Quai des sciences. 224 pp., 19 euros). Il cosigne, avec 55 autres auteurs européens, un article paru aujourd'hui dans la revue Nature.

Quelle leçon tirez-vous de l'étude des 740 000 dernières années de climat réalisée grâce aux forages des glaces de l'Antarctique ?

Le résultat le plus spectaculaire, et le plus instructif pour notre avenir climatique, porte sur la période chaude, située il y a 400 000 ans. Les astronomes nous l'avaient signalé: il s'agit de la phase la plus similaire à celle que les hommes connaissent depuis 10 000 ans, l'holocène. Du moins pour les relations entre le Soleil et la Terre, première cause de variation du climat. Mais nous manquions de données précises sur sa durée et, surtout, sur l'évolution de l'effet de serre lors de cette période. Les glaces de l'Antarctique nous disent que cette phase a duré 28 000 ans, contre 15 000 maximum pour les trois interglaciaires qui ont suivi. Elles nous montrent aussi un effet de serre remarquablement stable, avec un gaz carbonique à 280 parties par million (ppm) et le méthane à 680 parties par milliard (ppb) dans l'atmosphère. La Terre d'aujourd'hui était donc partie, naturellement, vers un climat stable pour près de 20 000 ans encore, comme le suggéraient les calculs de l'astronome André Berger. Sauf que nous avons explosé le compteur des gaz à effet de serre. La teneur en gaz carbonique est déjà passée de 280 à 370 ppm depuis la révolution industrielle. Et le méthane a grimpé de 650 à 1 750 ppb. Plus grave : si nous persistons à augmenter nos émissions ­ par l'usage massif du charbon, du gaz et du pétrole comme par la déforestation ­ nous pourrions atteindre près 1 000 ppm de CO2 en 2 100. A la stabilité promise par la nature, nous substituons, ce faisant, le risque d'une excursion brutale, instantanée à l'échelle géologique, dans un climat inconnu sur Terre depuis des millions d'années.

Que peut-on dire de certain sur le climat futur si les émissions de gaz à effet de serre continuent de croître ?

L'analyse de la recherche mondiale menée sur le sujet par le GIEC permet de dégager des points importants. Les incertitudes initiales, il y a quinze ans, se sont estompées. S'y nous n'y prenons pas garde, nous provoquerons un réchauffement d'environ 3 °C à l'horizon 2 100. C'est la valeur moyenne des simulations informatiques nous permettant d'explorer les conséquences de nos émissions, les valeurs extrêmes montant à près de 6 °C. Cette moyenne masque des variations bien plus brutales. De 4 à 5 °C sur l'Europe, mais de 8 °C à 10 °C sur les hautes latitudes nord, les océans se réchauffant moins vite. L'Europe du Nord serait affectée de pluies surabondantes l'hiver, tandis que le pourtour méditerranéen subirait des sécheresses accrues l'été. Inondations pour les villes du Nord, pénurie d'eau, source de conflits géopolitiques, au sud.

Une hausse de 50 cm des océans concernerait par ailleurs directement 200 millions de personnes. Une hausse pratiquement irréversible et qui se poursuivra plusieurs siècles au même rythme. La fonte accélérée des glaciers continentaux modifiera le régime des fleuves. La biodiversité souffrira en raison de la rapidité des changements. Nous pouvons donc, en un demi-siècle, enclencher un bouleversement climatique majeur, irréversible, dont les conséquences pèseront sur nos petits-enfants.

Où se situent les principales incertitudes des scientifiques ?

L'amplitude et le rythme du réchauffement demeurent dans une fourchette de deux ou trois degrés pour un même scénario d'émission de gaz à effet de serre. Et il reste très délicat d'explorer les dimensions régionales du changement. La variabilité climatique, donc la fréquence des événements extrêmes, semble devoir augmenter, mais nous avons du mal à la quantifier. De même pour la fréquence des cyclones. Les précipitations, comme les régimes de mousson, résistent à la simulation, alors qu'il s'agit de paramètres décisifs pour l'agriculture et la sécurité alimentaire. Les modes climatiques ­ El Niño, l'oscillation Nord-Atlantique ­ sont encore mal compris. Or, ils affectent l'économie, l'agriculture, les pêches... En outre, on ne peut écarter de bonnes ou de mauvaises surprises. Un effet atténuateur nous a peut-être échappé. Inversement, on peut craindre que le cycle du carbone change et libère massivement du gaz carbonique dans l'atmosphère. Ou que du méthane piégé dans le pergélisol (sol gelé en permanence, ndlr) soit brusquement relâché, emballant l'effet de serre. Nous travaillons d'arrache-pied pour réduire ces incertitudes. Mais il ne faut pas attendre pour agir, en raison de l'inertie du système climatique. Dans cinquante ans, il sera trop tard.

Pour éviter un dérapage, à quel niveau devons-nous limiter nos émissions de gaz à effet de serre ?

La Convention climat de l'ONU, signée et ratifiée par de nombreux Etats, stipule qu'il faut stabiliser l'effet de serre. Nous ne pouvons plus nous fixer pour objectif de le réduire à son niveau préindustriel. Ni d'éviter tout changement climatique. Un niveau de 450 ou 500 ppm de gaz carbonique, qui pourrait limiter le réchauffement à environ 2 °C, semble un objectif réaliste. Il exige néanmoins que les émissions mondiales culminent à 12 milliards de tonnes de carbone en 2020, contre 8 aujourd'hui. Puis qu'elles redescendent au niveau actuel en 2 040 pour terminer le siècle à 2 milliards. Il suffit de comparer ces chiffres aux 25 à 30 milliards couramment évoqués par les prospectivistes pour 2 100 pour mesurer l'effort à accomplir. Cet effort doit commencer dès maintenant dans les pays riches ­ principaux pollueurs historiques ­ si l'on veut y rallier dans l'avenir des pays en voie de développement qui ont un besoin crucial d'énergie pour sortir des milliards de gens de la pauvreté.

Que penser du film The Day After ?

Le scénario de ce film catastrophe suppose un réchauffement produisant une glaciation aussi violente que rapide, avec l'image de New York englacée. C'est spectaculaire mais peu réaliste. L'arrivée d'eau douce en abondance sur l'Arctique et l'Atlantique Nord, par les pluies et les fleuves, qui déclenche ce scénario, est certes prévue par les simulations numériques du climat à l'horizon 2 100. Mais si ce phénomène ralentit le Gulf Stream, donc diminue l'apport de chaleur tropicale aux hautes latitudes, il ne débouche en aucun cas sur une glaciation. Même dans ces conditions, l'Europe de l'Ouest et du Nord serait bien plus chaude qu'aujourd'hui.

© Libération